Grasset, 318 p., 20 €
La citation de Pierre Dac, que l’éditeur a choisi de faire figurer sur le bandeau de couverture du livre annonce le ton et les contours de l’ouvrage d’une manière qui devrait décourager toute critique et tout résumé. Il « colle » tellement au sujet qu’on a plaisir à la livrer d’emblée au lecteur : « Le parfait crétin, disait Pierre Dac, est celui qui se croit plus intelligent que tous ceux qui sont aussi bêtes que lui. » Nous sommes tous des idiots ridicules aux yeux de quelqu’un d’autre. Quand c’est à nos propres yeux (« Mais que je suis bête ! »), c’est pour nous défendre en fait de l’être structurellement et ne nous condamne que de manière conjoncturelle. Notre intelligence est sauve du fait de notre lucidité face à une sottise ponctuelle. La reconnaissance de cette sottise renforce le sentiment d’être doté, en vérité, d’une intelligence supérieure…
Consacrer un gros essai à la bêtise, après tant d’auteurs, à commencer par Flaubert (Bouvard et Pécuchet), qui ont tenté d’en relever les manifestations à travers l’histoire y compris contemporaine, c’est un défi d’une grande ampleur. Le côté éventuellement « rigolo » du thème ne suffirait pas à encourager le commun des mortels à s’y atteler. Ce « commun » est précisément au centre du propos de Denis Grozdanovitch. Si l’on en croit ce brillant essayiste, c’est du côté de la bêtise qu’il faut chercher l’intelligence. Du côté des peuples « primitifs », des « idiots du village », des lents, des méditatifs, des flemmards, même, des petits et des sans-grade, des poètes, de ceux qui ne disposent d’aucun pouvoir et de très peu de savoir. L’ignorant n’est pas idiot !
Malheureusement, la bêtise gouverne le monde. Et se cherche partout de nouveaux territoires, dans la culture (chapitre hilarant sur les ficelles et les supercheries de la peinture d’aujourd’hui), les médias tout occupés à la véhiculer, la politique (avec le populisme défini par l’auteur de manière lumineuse comme « le simplisme appliqué aux problèmes complexes »).
Denis Grozdanovitch est intraitable, avec une ironie exquise, pour la classe des « sachants » et des « savants » qui veulent trancher sur toute chose et qui ont la sottise, après nous avoir promis une croissance infinie de nous annoncer pour bientôt la fin de notre mortalité grâce à ce qu’ils considèrent comme les « avancées » de la recherche biologique. C’est d’abord notre capacité de résistance à toutes les balivernes qu’on nous serine de tous côtés qui offre le plus de perspectives à l’intelligence humaine et à son cœur.
Le mérite de ce livre est, comme tout livre utile, de nous donner le sentiment d’être intelligents à sa lecture, dans le sillage d’un auteur qui ne se pose pas en docteur d’une nouvelle religion critique opposée aux autres mais comme un esprit libre, virevoltant autour des phénomènes dans lesquels nous baignons quotidiennement. Que nous le voulions ou non, nous sommes « embarqués » dans un flot de stupidités, de propositions absurdes, de laideurs et de méchancetés obsédantes. Lui se souvient de la mise en garde de Flaubert, qui a valeur universelle : « La bêtise, c’est de conclure. »
Se libérer de ses chaînes passe par ce que Pascal disait de l’intelligence du cœur, qu’on pourrait appeler l’âme. Le seul vrai reproche qu’on pourrait faire à ce livre dense, iconoclaste, bourré de culture, de citations, de témoignages et de récits autobiographiques très tendres, est d’évacuer toute discussion sur la transcendance et son rapport avec l’innocence du « paradis perdu », de l’intelligence comme accomplissement de la simplicité primordiale d’être. Il établit très agréablement le siège de la bêtise au cœur d’une l’humanité souffrante et bêlante, où une américanisation des esprits a conduit les sociétés et les hommes, faisant triompher la loi du plus bête.
Le plus appréciable est l’effort de l’auteur pour dissiper, sans mépris pour les êtres soumis à l’empire de l’idiotie, dans un maximum de domaines les nuages toxiques de la bêtise épaisse. Celle dont l’observation de l’actualité nous apporte chaque jour le témoignage.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire