lundi 12 septembre 2016

LC François Sureau "Sire, vous jugerez vous-même"

Oserai-je l’avouer ? J’aime les juges, surtout à notre époque où la police est partout. J’en ai connu de toutes sortes. Certains étaient d’attendrissants imbéciles et d’autres violaient les principes en adressant aux journaux leurs procès-verbaux confidentiels dès que le prévenu avait tourné les talons. Beaucoup étaient de regrettables moralisateurs. Souvent aussi ils se voyaient comme des demi-dieux, installés par nature au-dessus du vulgaire. Il y en avait aussi d’intelligents, impartiaux, diligents, modestes et détachés d’eux-mêmes. Il n’importe. Je préfère qu’ils soient là. Au fond, notre société n’aime guère ses juges. Elle se trouve d’instinct d’accord avec Simenon, pour qui l’essentiel était de comprendre et non de juger. Elle vient leur demander « réparation », « reconnaissance du travail de deuil », « statut de victime ». Elle ne voit pas que leur première fonction est de nous protéger contre l’arbitraire de l’État. Ce combat n’est nullement gagné d’avance.
C’est un combat si difficile que l’on passe volontiers aux juges toutes sortes de singularités. Le plus beau portrait d’un juge que je connaisse a été fait par Tallemant des Réaux, dans ses historiettes. On y voit un parfait original, M. de Turin, qui appelle son clerc « cheval », son laquais « mulet », et sa femme pire encore. Un gentilhomme lui offre du gibier, il attend qu’il sorte puis lui jette d’en haut le lourd paquet sur la tête, « en lui disant qu’il apprît à ne pas corrompre ses juges ». Un jour il doit juger un procès considérable entre les princes de Bouillon à propos de Sedan. Henri IV, qui était quand même un autre personnage que nos rois d’aujourd’hui, le convoque et lui ordonne de statuer dans tel sens. « Sire, rien de plus facile. Je vous enverrai les pièces et vous jugerez vous-même. » Un courtisan prévient le roi qu’il est homme à faire ce qu’il dit, le roi envoie un garde, et l’on trouve le digne magistrat chargeant lui-même les sacs de documents sur une charrette destinée au Louvre. Le roi décide alors de laisser le juge tranquille. Tout est là.
Ce qui protège le citoyen, c’est ce qu’on appelle la procédure pénale, et qui est bien autre chose qu’un recueil de préceptes techniques. La procédure pénale, c’est d’abord une philosophie. En cas de crime ou de délit, la police rassemblera les preuves, constituera un dossier. Puis elle soumettra l’ensemble à un juge indépendant, qui exercera en effet son jugement. Ce qui sépare un régime de liberté d’un régime de servitude tient à cette coupure, qui est infranchissable. Peu importe à cette aune que le juge soit « judiciaire » ou « administratif », dès lors qu’il statue avant que l’irréparable (violation du domicile, assignation à résidence, incarcération) n’ait été commis.
Notre gouvernement tend ces jours-ci à franchir cette ligne, en toute innocence, en employant, le premier ministre d’abord, en 2012, le président plus récemment, les mots affreux de « chaîne pénale ». Il faut se méfier des métaphores qu’emploient les politiciens, ou plutôt scruter avec attention le langage imagé qu’ils emploient. Le plus souvent, un principe éprouvé disparaît au passage. La « chaîne pénale » évoque ce mécanisme bien huilé qui conduit du crime à la prison, où le juge n’apparaît plus que comme un figurant, et il n’est pas innocent que ce concept ait été employé afin de calmer le mécontentement des syndicats de policiers. La « chaîne pénale », au bout de laquelle on trouvera un jugement pré-rédigé par le législateur, avec son tarif obligatoire, signe rien de moins que notre répudiation de cette idée de la justice qui a fait notre grandeur, depuis avant même la République.
On dira que les circonstances l’exigent. Mais à l’époque où ces droits furent inventés, on ne traversait pas la forêt de Bondy sans escorte, et nos grands-parents ne s’en sont pas affranchis quand les anarchistes assassinèrent le président Sadi Carnot ou lancèrent des bombes en pleine séance de la chambre des députés. Les droits ne sont pas faits seulement pour les temps paisibles. L’article de la Constitution qui dispose que le juge est le gardien des libertés a été écrit par Michel Debré, qui n’était pas un mou, au milieu d’une guerre d’Algérie qui mobilisait six cent mille soldats et faisait des dizaines de morts par jour. On ne sait ce qu’il faut incriminer le plus, chez ceux qui gouvernent, du manque de sang-froid ou du manque de culture.
Le terrorisme est un mal. Le crime est un mal. Ni l’un ni l’autre ne justifient ni ces paroles, ni ces mesures désordonnées. Comme l’écrivait Jacques ­Maritain : « De toutes les tentatives d’action qui pourraient augmenter le trouble et aigrir les passions, sans avoir chance de réussir dans le pays, chacun sent l’amertume et le danger. » Nous en sommes là.

François Sureau


http://www.la-croix.com/Sire-vous-jugerez-vous-meme-2016-04-11-1100752726?&PMID=d6c105ff084145913ded2e1bfaee96f0

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