Oserai-je l’avouer ? J’aime les juges,
surtout à notre époque où la police est partout. J’en ai connu de toutes
sortes. Certains étaient d’attendrissants imbéciles et d’autres violaient les
principes en adressant aux journaux leurs procès-verbaux confidentiels dès que
le prévenu avait tourné les talons. Beaucoup étaient de regrettables
moralisateurs. Souvent aussi ils se voyaient comme des demi-dieux, installés
par nature au-dessus du vulgaire. Il y en avait aussi d’intelligents,
impartiaux, diligents, modestes et détachés d’eux-mêmes. Il n’importe. Je
préfère qu’ils soient là. Au fond, notre société n’aime guère ses juges. Elle
se trouve d’instinct d’accord avec Simenon, pour qui l’essentiel était de
comprendre et non de juger. Elle vient leur demander « réparation »,
« reconnaissance du travail de deuil », « statut de
victime ». Elle ne voit pas que leur première fonction est de nous
protéger contre l’arbitraire de l’État. Ce combat n’est nullement gagné
d’avance.
C’est un
combat si difficile que l’on passe volontiers aux juges toutes sortes de
singularités. Le plus beau portrait d’un juge que je connaisse a été fait par
Tallemant des Réaux, dans ses historiettes. On y voit un parfait original,
M. de Turin, qui appelle son clerc « cheval », son laquais
« mulet », et sa femme pire encore. Un gentilhomme lui offre du
gibier, il attend qu’il sorte puis lui jette d’en haut le lourd paquet sur la
tête, « en lui disant qu’il apprît à ne pas corrompre ses
juges ». Un jour il doit juger un procès considérable entre les
princes de Bouillon à propos de Sedan. Henri IV, qui était quand même un autre
personnage que nos rois d’aujourd’hui, le convoque et lui ordonne de statuer
dans tel sens. « Sire, rien de plus facile. Je vous enverrai
les pièces et vous jugerez vous-même. » Un courtisan prévient
le roi qu’il est homme à faire ce qu’il dit, le roi envoie un garde, et l’on
trouve le digne magistrat chargeant lui-même les sacs de documents sur une
charrette destinée au Louvre. Le roi décide alors de laisser le juge
tranquille. Tout est là.
Ce qui protège le citoyen, c’est ce qu’on
appelle la procédure pénale, et qui est bien autre chose qu’un recueil de
préceptes techniques. La procédure pénale, c’est d’abord une philosophie. En
cas de crime ou de délit, la police rassemblera les preuves, constituera un
dossier. Puis elle soumettra l’ensemble à un juge indépendant, qui exercera en
effet son jugement. Ce qui sépare un régime de liberté d’un régime de servitude
tient à cette coupure, qui est infranchissable. Peu importe à cette aune que le
juge soit « judiciaire » ou « administratif », dès lors
qu’il statue avant que l’irréparable (violation du domicile, assignation à
résidence, incarcération) n’ait été commis.
Notre gouvernement tend ces jours-ci à
franchir cette ligne, en toute innocence, en employant, le premier ministre
d’abord, en 2012, le président plus récemment, les mots affreux de
« chaîne pénale ». Il faut se méfier des métaphores qu’emploient les
politiciens, ou plutôt scruter avec attention le langage imagé qu’ils
emploient. Le plus souvent, un principe éprouvé disparaît au passage. La
« chaîne pénale » évoque ce mécanisme bien huilé qui conduit du crime
à la prison, où le juge n’apparaît plus que comme un figurant, et il n’est pas
innocent que ce concept ait été employé afin de calmer le mécontentement des
syndicats de policiers. La « chaîne pénale », au bout de laquelle on
trouvera un jugement pré-rédigé par le législateur, avec son tarif obligatoire,
signe rien de moins que notre répudiation de cette idée de la justice qui a
fait notre grandeur, depuis avant même la République.
On dira que les circonstances l’exigent. Mais
à l’époque où ces droits furent inventés, on ne traversait pas la forêt de
Bondy sans escorte, et nos grands-parents ne s’en sont pas affranchis quand les
anarchistes assassinèrent le président Sadi Carnot ou lancèrent des bombes en
pleine séance de la chambre des députés. Les droits ne sont pas faits seulement
pour les temps paisibles. L’article de la Constitution qui dispose que le juge
est le gardien des libertés a été écrit par Michel Debré, qui n’était pas un
mou, au milieu d’une guerre d’Algérie qui mobilisait six cent mille soldats et
faisait des dizaines de morts par jour. On ne sait ce qu’il faut incriminer le
plus, chez ceux qui gouvernent, du manque de sang-froid ou du manque de
culture.
Le
terrorisme est un mal. Le crime est un mal. Ni l’un ni l’autre ne justifient ni
ces paroles, ni ces mesures désordonnées. Comme l’écrivait Jacques Maritain : « De toutes les tentatives d’action qui pourraient augmenter
le trouble et aigrir les passions, sans avoir chance de réussir dans le pays,
chacun sent l’amertume et le danger. » Nous en sommes là.
François Sureau
http://www.la-croix.com/Sire-vous-jugerez-vous-meme-2016-04-11-1100752726?&PMID=d6c105ff084145913ded2e1bfaee96f0
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