Le dimanche 5 mai 1996, je revenais du
Caire et, en passant en taxi sur le périphérique, je vis d’épaisses colonnes de
fumée noire qui s’élevaient dans le ciel, voilant par instants jusqu’au dôme du
Sacré-Cœur. « Elle brûle, la banque maudite », me dit le
chauffeur. Le Crédit lyonnais partait en fumée dans un matin de printemps. Le
taxi y voyait comme une punition d’un ciel peu favorable aux banquiers. C’est
une tradition parisienne. Avant lui, Léon Bloy avait déjà cru discerner les
prodromes de la Parousie dans l’incendie du Bazar de la Charité, dont le nom
avait en effet de quoi effrayer les moins superstitieux. L’incendie du
Printemps, en 1921, décrit par Jacques Laurent dans Les Bêtises,
avait appelé quelques commentaires semblables.
Je ne suis pas naturellement badaud, pourtant
je me rendis sur place. Il me semblait confusément qu’il y allait de la fin
d’un monde, celui des années 1980, qui avait vu la bureaucratie française, dans
ses strates les plus élevées, se fracasser sur le mur de l’argent, mais cette
fois par l’effet de sa seule incompétence. Un mystérieux itinéraire joignait
Sarajevo, Phnom Penh, le Koweït et le boulevard des Italiens. Il en résulterait
une angoisse qui ne disparaîtrait pas de sitôt, qui dure encore aujourd’hui. Le
peuple avait délégué son pouvoir et ses destins aux meilleurs, soigneusement
passés par le tamis des concours, et les meilleurs étaient des nouilles. Là
peut-être résidait la vraie malédiction. Un pays intelligent s’était abandonné
aux imbéciles, dans l’éclat trompeur des vessies commodément prises pour des
lanternes, et seuls les coquins y avaient trouvé leur compte.
Le Crédit lyonnais avait été l’une des
premières banques universelles, au début du XIXe siècle, ce dont témoignait son siège
social, construit vers 1880 en style Renaissance, avec un grand escalier
inspiré de Chambord. Les statues allégoriques des grandes villes commerçantes –
Alexandrie, Marseille, Lyon, New York, Hambourg – ornaient la salle du conseil.
Ce jour-là, à onze heures du matin, les pompiers ne parvenaient pas à entrer,
le plomb fondu de l’immense verrière en feu, tombant en pluie, perçant les
combinaisons. Au dehors il y avait foule, des passants, des épargnants aussi,
des gens qui possédaient un coffre dans la plus belle salle de coffres du
monde, qui bientôt allait se transformer en lac souterrain, où des employés
iraient en barque procéder à d’improbables sauvetages, tableaux de maîtres,
millions en lingots, objets sexuels et correspondances amoureuses. Appelé en
hâte, Jean Peyrelevade, qui avait accepté de redresser l’entreprise ruinée par
son prédécesseur, s’évanouissait devant cet ultime coup du sort.
Peyrelevade vient de publier ses souvenirs de
l’affaire. Il s’agit de notes, tenues jour après jour. Léautaud disait préférer
à toute littérature un rapport bien écrit sur le scandale du Panama. C’était
pour ce vieux stendhalien la seule littérature qui vaille, débarrassée des
effets. Nous y sommes. C’est une histoire à présent évanouie sans qu’on se soit
trop soucié d’en élucider la nature, peut-être parce que l’exercice aurait
révélé des défauts, des conduites que les Français ne peuvent, l’actualité le
montre encore, regarder en face. C’est une thèse qui montre comment une catégorie
particulière de hauts fonctionnaires a fait disparaître l’objet de son échec le
plus retentissant pour éviter les questions gênantes, passez muscade ! C’est,
surtout, une extraordinaire galerie de portraits. On y contemple, au fronton
calciné par les flammes, le jugement dernier des élites. Tout le monde jouit de
sa position jusqu’à l’extase et personne n’est responsable de rien. Des fondés
de pouvoirs jouent au jeu de la vérité avec Sharon Stone dans la nuit de
Hollywood. Des canailles privées font leur beurre. Des canailles publiques
espèrent l’avancement. La faveur et l’apparence règlent tout. Les plus honnêtes
ne sont pas les plus intelligents. Des ministres de rencontre lisent des bilans
à l’envers. Le lecteur est pris souvent d’un rire gras et triste.
Je suis frappé que ces années n’aient pas
trouvé leur chroniqueur ou leur romancier. En Angleterre, Julian Barnes a
décrit la faillite du Lloyd’s, mais c’est encore un travail de journaliste. Ces
grandes aventures de la lâcheté et de la nullité appellent le fantastique
social d’un Balzac, le point de vue transcendant d’un Saint-Simon. En fait, de
Saint-Simon nous n’aurons eu que l’autre, qui aurait hanté sans doute les
couloirs de Bercy s’il les avait connus. Ces milliards évanouis, ces vies
perdues, cette histoire en fumée n’ont pas trouvé leur barde républicain.
Puissent-ils connaître un jour la rédemption dans l’art.
François
Sureau