Alors que les
effets de l’onde de choc du Brexit se font sentir à travers toute l’Europe,
l’historien Marc Ferro analyse la relation complexe que le Royaume-Uni
entretient avec le projet européen depuis ses débuts. Les 27 autres États
membres de l’UE se retrouveront le 16 septembre à Bratislava (Slovaquie)
pour préparer l’avenir. L’Écosse a tenté, hier à Bruxelles, d’engager des
négociations directes pour rester dans l’UE.
Marc Ferro, 2015. /
Francois Guillot/Afp
Le Brexit semble ne pas avoir été anticipé.
Pourquoi ?
Marc Ferro : Sans doute a-t-on minimisé
l’importance de trois moments dans l’histoire des relations entre l’Angleterre
et l’Europe.
Dès le début, lorsqu’en 1945 la France,
l’Allemagne et l’Italie, appuyés par Churchill, lancent l’idée de la
construction européenne, les Anglais répondent avec dépit : qui nous parle de
démocratie, de paix ? Robert Schuman, député sous Vichy, Konrad Adenauer qui
n’a rien fait contre Hitler et Alcide De Gasperi, originaire du Tyrol ? Le
reste de l’Europe n’a pas vu ce rejet moral.
En 1956, après la crise de Suez, le
chancelier Harold Macmillan juge que l’Angleterre n’a plus rien à faire avec
l’Europe et qu’elle doit se tourner vers l’Amérique.
En 1963, enfin, le général de Gaulle
rejette l’entrée de l’Angleterre dans l’Union, moins par refus de partager la
direction de l’Europe que par opposition au plan de Jean Monnet qui était de
greffer, à travers l’Angleterre, l’Europe de l’Ouest sur l’Amérique afin de
résister à l’expansion soviétique.
N’avait-on pas pris la mesure du ressentiment
des Anglais vis-à-vis de l’Europe ?
M. F. : Ce ressentiment n’est pas
propre à l’Angleterre, preuve en est le succès de Marine Le Pen, qui s’en
prend désormais davantage à l’Union européenne qu’aux immigrés. Les Anglais se
sont aperçus – c’est une phrase qui a été prononcée à de nombreuses
reprises – « qu’ils ne sont plus chez eux », ils
ont l’impression que leur île est transpercée par les réglementations de
Bruxelles sur le whisky, la pêche, etc. Plus encore, ils pensent avoir perdu
leur souveraineté juridique : environ 1 600 condamnations ont été
réduites après un appel à la juridiction européenne.
La machinerie des institutions de Bruxelles
procède à une sorte de souveraineté rampante d’abord sur les objets, puis sur
les mœurs. L’Union européenne a substitué son souverainisme technocratique à
celui des nations. Les Anglais ont vu cela. En France, au contraire, la
souveraineté, « immense conquête démocratique », est
considérée à tort comme « une tare », ainsi que le
rappelait récemment Hubert Védrine.
Sommes-nous aveugles, de même, au
ressentiment qui monte dans l’Hexagone ?
M. F. : Il existe une autre raison,
peut-être plus fondamentale, à la colère des Français. Alors que l’Angleterre
est entrée à reculons mais de manière publique, suscitant souvent l’ironie de
nos compatriotes, la construction européenne s’est faite en France sous la
table, de manière vraiment antidémocratique.
À cet égard, les témoignages des hommes
politiques sont édifiants. Claude Cheysson, chef du service de liaison auprès
des autorités fédérales allemandes au moment de la construction de la Ceca, m’a
raconté qu’Adenauer, Gasperi et Schuman s’isolaient dans une pièce et parlaient
en allemand, afin de concocter seuls leur projet. Maurice Faure a avoué dans
ses mémoires avoir proposé l’adhésion au traité de Rome en 1957 en pleine
hystérie algérienne, afin que le grand acte soit ratifié,pas vu pas pris.
Jean-Pierre Chevènement m’a confié aussi que le dossier, énorme, de l’Acte
unique de 1986 fut communiqué aux ministres la veille au soir, pour
ratification le lendemain matin…
Quelles peuvent être les conséquences politiques
du Brexit ?
M. F. : Tout le monde le craint, le
référendum peut créer un effet domino, y compris en France. La voie
référendaire est un mythe, une explosion négative du ressentiment, pour sortir
et non pour changer. Ce que je voudrais souligner, c’est qu’un pays a intérêt à
cela : la Pologne. Pas les Polonais, mais le gouvernement polonais. S’il n’y
avait plus ni l’Angleterre ni la France, l’Union européenne retrouverait son
centre de gravité à l’Est et la Pologne son rôle central. Et s’il y a un pays
qui a du ressentiment en Europe, c’est la Pologne. Qu’avons-nous fait à part
prononcer de belles paroles pour aider Solidarnosc ?
Pour l’heure, la sortie de la Grande-Bretagne
est fracassante, mais ne change pas grand-chose. L’idée qu’a ce pays de sa grandeur
et l’effet de surprise ont créé un choc mais les conséquences de la sortie sont
moindres qu’à d’autres moments de l’histoire. La faillite du bloc soviétique
tient par exemple à la décision de la Russie de sortir de l’Union soviétique.
C’était un coup de politique intérieure de Boris Eltsine, comme de David
Cameron aujourd’hui. En ce sens, le parallèle est possible mais l’échelle de
l’événement est sans commune mesure.
Ce qui peut changer avec le Brexit, c’est que
les chefs d’État contrôlent davantage le processus expansionniste de la
machinerie européenne et proposent publiquement une autre direction. Lors des
moments les plus tragiques de l’histoire, comme la Seconde Guerre mondiale,
Churchill, Roosevelt et Staline se sont bien entendus pour mener des offensives
communes. Aujourd’hui, en état de guerre aussi, l’Union européenne ne peut se
renforcer que par l’association des souverainetés.
Recueilli par
Béatrice Bouniol
(1) Auteur, notamment, de L’Aveuglement. Une
autre histoire de notre monde, Tallandier, 2015.
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