jeudi 30 juin 2016

LC Que va vraiment changer la sortie du Royaume-Uni ? Marc Ferro 20160630

Alors que les effets de l’onde de choc du Brexit se font sentir à travers toute l’Europe, l’historien Marc Ferro analyse la relation complexe que le Royaume-Uni entretient avec le projet européen depuis ses débuts. Les 27 autres États membres de l’UE se retrouveront le 16 septembre à Bratislava (Slovaquie) pour préparer l’avenir. L’Écosse a tenté, hier à Bruxelles, d’engager des négociations directes pour rester dans l’UE.


Marc Ferro, 2015. / Francois Guillot/Afp
Le Brexit semble ne pas avoir été anticipé. Pourquoi ?
Marc Ferro : Sans doute a-t-on minimisé l’importance de trois moments dans l’histoire des relations entre l’Angleterre et l’Europe.
Dès le début, lorsqu’en 1945 la France, l’Allemagne et l’Italie, appuyés par Churchill, lancent l’idée de la construction européenne, les Anglais répondent avec dépit : qui nous parle de démocratie, de paix ? Robert Schuman, député sous Vichy, Konrad Adenauer qui n’a rien fait contre Hitler et Alcide De Gasperi, originaire du Tyrol ? Le reste de l’Europe n’a pas vu ce rejet moral.
En 1956, après la crise de Suez, le chancelier Harold Macmillan juge que l’Angleterre n’a plus rien à faire avec l’Europe et qu’elle doit se tourner vers l’Amérique.
En 1963, enfin, le général de Gaulle rejette l’entrée de l’Angleterre dans l’Union, moins par refus de partager la direction de l’Europe que par opposition au plan de Jean Monnet qui était de greffer, à travers l’Angleterre, l’Europe de l’Ouest sur l’Amérique afin de résister à l’expansion soviétique.
N’avait-on pas pris la mesure du ressentiment des Anglais vis-à-vis de l’Europe ?
M. F. : Ce ressentiment n’est pas propre à l’Angleterre, preuve en est le succès de Marine Le Pen, qui s’en prend désormais davantage à l’Union européenne qu’aux immigrés. Les Anglais se sont aperçus – c’est une phrase qui a été prononcée à de nombreuses reprises – « qu’ils ne sont plus chez eux », ils ont l’impression que leur île est transpercée par les réglementations de Bruxelles sur le whisky, la pêche, etc. Plus encore, ils pensent avoir perdu leur souveraineté juridique : environ 1 600 condamnations ont été réduites après un appel à la juridiction européenne.
La machinerie des institutions de Bruxelles procède à une sorte de souveraineté rampante d’abord sur les objets, puis sur les mœurs. L’Union européenne a substitué son souverainisme technocratique à celui des nations. Les Anglais ont vu cela. En France, au contraire, la souveraineté, « immense conquête démocratique », est considérée à tort comme « une tare », ainsi que le rappelait récemment Hubert Védrine.
Sommes-nous aveugles, de même, au ressentiment qui monte dans l’Hexagone ?
M. F. : Il existe une autre raison, peut-être plus fondamentale, à la colère des Français. Alors que l’Angleterre est entrée à reculons mais de manière publique, suscitant souvent l’ironie de nos compatriotes, la construction européenne s’est faite en France sous la table, de manière vraiment antidémocratique.
À cet égard, les témoignages des hommes politiques sont édifiants. Claude Cheysson, chef du service de liaison auprès des autorités fédérales allemandes au moment de la construction de la Ceca, m’a raconté qu’Adenauer, Gasperi et Schuman s’isolaient dans une pièce et parlaient en allemand, afin de concocter seuls leur projet. Maurice Faure a avoué dans ses mémoires avoir proposé l’adhésion au traité de Rome en 1957 en pleine hystérie algérienne, afin que le grand acte soit ratifié,pas vu pas pris. Jean-Pierre Chevènement m’a confié aussi que le dossier, énorme, de l’Acte unique de 1986 fut communiqué aux ministres la veille au soir, pour ratification le lendemain matin…
Quelles peuvent être les conséquences politiques du Brexit ?
M. F. : Tout le monde le craint, le référendum peut créer un effet domino, y compris en France. La voie référendaire est un mythe, une explosion négative du ressentiment, pour sortir et non pour changer. Ce que je voudrais souligner, c’est qu’un pays a intérêt à cela : la Pologne. Pas les Polonais, mais le gouvernement polonais. S’il n’y avait plus ni l’Angleterre ni la France, l’Union européenne retrouverait son centre de gravité à l’Est et la Pologne son rôle central. Et s’il y a un pays qui a du ressentiment en Europe, c’est la Pologne. Qu’avons-nous fait à part prononcer de belles paroles pour aider Solidarnosc ?
Pour l’heure, la sortie de la Grande-Bretagne est fracassante, mais ne change pas grand-chose. L’idée qu’a ce pays de sa grandeur et l’effet de surprise ont créé un choc mais les conséquences de la sortie sont moindres qu’à d’autres moments de l’histoire. La faillite du bloc soviétique tient par exemple à la décision de la Russie de sortir de l’Union soviétique. C’était un coup de politique intérieure de Boris Eltsine, comme de David Cameron aujourd’hui. En ce sens, le parallèle est possible mais l’échelle de l’événement est sans commune mesure.
Ce qui peut changer avec le Brexit, c’est que les chefs d’État contrôlent davantage le processus expansionniste de la machinerie européenne et proposent publiquement une autre direction. Lors des moments les plus tragiques de l’histoire, comme la Seconde Guerre mondiale, Churchill, Roosevelt et Staline se sont bien entendus pour mener des offensives communes. Aujourd’hui, en état de guerre aussi, l’Union européenne ne peut se renforcer que par l’association des souverainetés.
Recueilli par Béatrice Bouniol

(1) Auteur, notamment, de L’Aveuglement. Une autre histoire de notre monde, Tallandier, 2015.


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