Nombreux sont les lectrices et les lecteurs
de cette chronique qui connaissaient le physicien et philosophe Bernard
d’Espagnat, mort le 1er août 2015 à Paris, quelques jours avant d’atteindre ses
94 ans. L’actualité étant saturée de drames, ils ne savent peut-être pas
que le 15 juin dernier, un colloque organisé par l’Académie des science
morales et politiques et le Collège de physique et de philosophie s’est tenu à
Paris pour honorer sa mémoire et discuter de ses travaux.
Polytechnicien intéressé par les questions
fondamentales, Bernard d’Espagnat avait effectué sa thèse sous la direction de
Louis de Broglie, avant de faire carrière au CNRS et au Cern. En 1979, il
publia À la recherche du réel, un ouvrage extraordinaire à la
croisée de la physique et de la philosophie, dont la lecture me fascina :
pouvons-nous connaître le réel tel qu’il est indépendamment de nous, se
demandait-il, ou sommes-nous toujours enfermés dans notre interaction avec
lui ? Bernard d’Espagnat défendait l’idée qu’il serait philosophiquement fautif
de traiter cette question sans tenir compte des leçons, impératives à ses yeux,
de la physique quantique.
Mais quelles sont ces leçons ? Qu’est-ce que
la théorie quantique, qui prédit si bien les résultats des expériences, nous
permet de dire de la réalité ? On sait qu’à cette question les deux monstres
physiciens que furent Albert Einstein et Niels Bohr ne répondaient pas du tout
de la même façon. Selon le père de la relativité, une théorie physique ne doit
pas être jugée à l’aune de sa seule efficacité : elle doit également dépeindre
les structures intimes du réel, tel qu’il existe indépendamment de nous. Or, à
ses yeux, la physique quantique ne faisait pas bien cela, car elle ne nous dit
pas tout ce que, en principe, nous devrions pouvoir savoir de la réalité
objective. Elle doit donc être considérée comme « incomplète ».
Niels Bohr, lui, répugnait à considérer qu’il
existât une réalité indépendante des appareils de mesure permettant de la
cerner : le mieux qu’une théorie physique puisse faire, disait-il, c’est
seulement décrire les phénomènes en incluant dans leur définition le contexte
expérimental qui permet de les mettre en évidence. La physique quantique
faisant parfaitement cela, il considérait qu’il ne lui manquait rien et qu’elle
était donc « complète ».
Vous avez du mal à suivre ? Servons-nous
d’une analogie pour y voir plus clair : imaginez que vous voyiez un livre
intéressant dans les rayonnages d’une bibliothèque publique et que, au moment
où vous voulez l’emprunter, vous vous entendiez dire par le bibliothécaire que
le catalogue n’a aucune trace de cet ouvrage. Comme le livre portait toutes les
références semblant indiquer qu’il faisait bien partie du fond de la
bibliothèque, la conclusion à laquelle vous arriverez est que le catalogue doit
être incomplet. Einstein vous aurait donné raison sur ce point, mais Bohr,
non. La position de ce dernier serait de considérer que le livre que vous aviez
cru voir sur l’une des étagères n’était qu’un produit de votre imagination ou
une pure hallucination, car c’est le catalogue – et seulement lui – qui fait
autorité en la matière : s’il ne fait pas référence au livre, c’est que
celui-ci n’est pas un élément de la réalité…
De leur vivant, aucun argument ni aucun
résultat d’expérience ne pouvait aider à savoir lequel de ces deux points de
vue était le bon, de sorte que le débat entre Einstein et Bohr fut longtemps
considéré comme purement métaphysique. Mais par la suite, grâce aux travaux de
Bernard d’Espagnat et d’autres théoriciens, ces questions furent mûries et
approfondies, au point que des expériences de laboratoire très précises
finirent par trancher le débat au début des années 1980. Elles mirent en
évidence ce qu’on appelle la « non-séparabilité quantique » : dans
certaines situations, deux particules qui ont interagi dans le passé conservent
des liens que leur distance mutuelle, aussi grande soit-elle, n’affaiblit pas ;
ce qui arrive à l’une des deux, où qu’elle soit dans l’univers, est
irrémédiablement « intriqué » à ce qui arrive à l’autre, où qu’elle
soit dans l’univers.
S’il avait pu prendre connaissance de ces
résultats étonnants, Einstein serait sans doute tombé de sa chaise (à supposer
qu’il fût assis à ce moment-là). Bernard d’Espagnat, lui, ne fut pas surpris,
car il avait anticipé qu’un tel phénomène devait exister.
Ce très grand physicien, ce philosophe
profond et méticuleux, cet homme doux et attachant restera dans la mémoire
collective comme l’un de ceux qui ont su analyser la physique quantique à la
juste hauteur de ce qu’elle implique pour la pensée tout entière.
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