Le temps est-il comme notre langage le
raconte ? Comme nous croyons le percevoir ou le vivre ? Comme le décrivent les
physiciens ? Avant d’aborder ces questions, qui sont vertigineuses, il convient
de prendre pleinement conscience de la gravité d’un paradoxe : alors que le mot
« temps » ne donne lieu à aucune difficulté quand il est engagé dans
le train rapide d’une phrase ordinaire, il devient très embarrassant dès qu’on
le retire de la circulation pour l’examiner ; sitôt isolé des mots qui
l’entourent, extrait du flux verbal où on l’a mis, il se change en énigme et
devient un tourment terrible de la pensée.
Qu’est-ce au juste que le temps ? Une
substance particulière ? Existe-t-il par lui-même ? Dépend-il de nous ? Est-il
un produit de la conscience ? Questions d’autant plus difficiles à discuter que
notre pensée du temps est grandement tributaire de notre rapport existentiel au
temps, et par là même victime d’abus de langage : « Nous avons
bien peu de locutions justes, beaucoup d’inexactes », disait déjà
saint Augustin d’Hippone dansLes Confessions.
La polysémie du mot temps s’est même
tellement déployée au fil des siècles qu’il sert désormais à désigner tout
aussi bien la succession, la simultanéité, la durée, le changement, le devenir,
l’urgence, l’attente, l’usure, la vitesse, le vieillissement et même l’argent
ou la mort… Cela fait à l’évidence trop pour un seul mot. À l’évidence, un
décrassage sémantique s’impose.
Mais comment l’opérer ? À partir de quelle
base ? La physique, si efficace depuis qu’elle s’est mathématiquement saisie du
temps en en faisant un paramètre de ses équations, permet de procéder à un « nettoyage
de la situation verbale », pour reprendre les mots de Paul Valéry.
Pour l’effectuer, il suffit de tenter de
déchiffrer et de traduire ce que les équations les plus fondamentales de la
physique diraient du temps si elles pouvaient (en) parler. Mais un doute finit
toujours par surgir. Un doute terrible, à propos des mots avec lesquels s’est
dite la révolution newtonienne…
Chacun sait que c’est Newton qui a introduit
en physique la variable tdans les équations de la dynamique et
qu’il a choisi de la baptiser « temps ». Mais par quel cheminement
intellectuel et en vertu de quelle conception préalable du temps a-t-il fait ce
choix ?
En toute logique, il aurait dû le nommer
autrement, puisque ce temps physique, qu’il inventait, ne ressemble en rien à
ce que nous associons d’ordinaire au mot temps. Il est un être mathématique qui
n’a même aucune des propriétés que nous attribuons spontanément à l’idée de
temps : dématérialisé, abstrait, ce temps t n’a pas de vitesse
d’écoulement ; il n’a pas non plus les caractéristiques des phénomènes
temporels qui se déroulent en son sein, alors même que nous parlons du temps
comme s’il se confondait avec eux ; il ne change pas au cours du temps sa façon
d’être le temps, c’est-à-dire ne dépend pas de lui-même… S’agit-il là du vrai
temps, ou seulement d’un temps amaigri ou incomplet ? Voire de tout à fait
autre chose ?
D’où cette seconde question, en forme de
raisonnement contre-factuel : que se serait-il passé si Newton avait choisi
d’appeler « truc » – plus exactement « trick »
en bon anglais – la variable t ? Aurait-on jamais songé à
interroger les physiciens sur leur conception du temps ? Ils se seraient
contentés d’organiser des colloques en cercles fermés à propos de ce
« truc » ou « trick » apparu au XVIIe siècle dans le champ
de la physique. De leur côté, les philosophes, historiens, sociologues,
psychanalystes et autres auraient continué de débattre de la notion de temps
sans avoir à se soucier des découvertes des physiciens…
Et de la théorie de la relativité d’Einstein,
nous dirions qu’elle a révolutionné non pas notre conception du temps, mais
celle que les physiciens se faisaient avant elle du « truc ». Qu’elle
a établi que le « truc » n’est pas absolu, mais relatif au
référentiel dans lequel on le mesure, et qu’il est indissociable de l’espace
– que Newton aurait pu tout aussi bien appeler le « bidule ».
Les cosmologistes d’aujourd’hui discuteraient non pas de la topologie ou de la
courbure de l’espace-temps, mais, sans rire, de celle du
« bidule-truc »… Bref, un
tout autre monde.
Étienne Klein
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