Kevin Carter s'est suicidé en 1994 après avoir reçu le prix Pulitzer pour cette photo.
Insupportable, au point qu'on a reproché à son auteur de photographier l'enfant au lieu de l'aider.
Aussi insupportable, de l'objectif de la photographe turque Nilufer Demir, la photo qui montre le corps du petit Aylan Kurdi sur une plage turque.
Ce sont les "Guernica" (sur la guerre d'Espagne), "El Tres de mayo" (sur l'invasion de l'Espagne par les troupes napoléoniennes) et "Massacres des innocents" (sur les troupes de Louis XIV) de notre temps.
Tout ceci pour introduire l'article de La Croix de ce 23/10/2015 qui reprend les propos de la philosophe Marie-Josée Mondzain sur l'image et sa fonction.
Il est urgent de mettre en place une
éducation du regard
Lorsque l’image du petit garçon mort sur
la plage turque nous est arrivée, on a tout de suite répété qu’elle avait
permis une prise de conscience collective du drame des réfugiés.
C’est faux. On connaissait depuis longtemps
la situation, on savait, par les témoignages et les images, le destin tragique de
ces embarcations, on savait que la Méditerranée était devenue un cimetière marin.
Cette image ne nous a rien appris mais elle
a une valeur émotive et a fait l’objet d’un usage stratégique. Pour le dire
crûment, avec un enfant mort, avec une mère en deuil, on fait toujours recette.
Le massacre des innocents inspirait
déjà Nicolas Poussin à l’époque des guerres de Louis XIV. Lorsque Picasso peint
Guernica, il revendique l’héritage formel de
Poussin, mais déplace le thème du champ religieux au champ politique : les
horreurs de la guerre peuvent être symbolisées par l’enfant mort et la mère en
deuil.
L’image n’a de pouvoir qu’en
déstabilisant le pouvoir. Cette image n’a eu aucun pouvoir sur les détenteurs
du pouvoir politique. Rien n’a bougé sauf verbalement et peu de temps !
Comme pour Charlie, le consensus qui se fait sur les
corps morts ne fait que voiler le dissensus qui sépare les vivants. Madame Merkel
qui, pendant l’hiver, s’était montrée sans état d’âme vis-à-vis des Grecs, des
vivants, a soudain et brièvement composé une tout autre image. Le consensus
compassionnel n’a pas empêché la fermeture des frontières. Victime de l’inhospitalité,
cet enfant est mort pour rien, alors que les médias le déguisaient en sauveur.
Pour comprendre la destinée politique de
nos émotions, je voudrais revenir à la pensée de Spinoza. Les passions qu’il
appelle à cultiver sont celles qui accroissent notre puissance d’agir, et non
notre capacité à jouir ou à pleurer passivement. Si une image est utilisée pour
produire un état de mélancolie passive, elle nous condamne à l’impuissance. Je
pense au travail de l’artiste chilien Alfredo Jaar face à une photographie de
Kevin Carter. On y voyait une petite fille recroquevillée, menacée par un
vautour.
Alfredo Jaar, en révélant la proximité
de la famille et la présence habituelle des vautours à cet endroit, avait
ouvert le hors-champ et révélé que cette petite fille avait été tuée par les
hommes et pas par les vautours.
Seule l’analyse des dispositifs de l’image
contraint le public à passer « du pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté », comme le formulait Gramsci.
On peut ressentir de la tristesse en
comprenant la soufrance et la fatalité d’une situation et trouver l’énergie
nécessaire pour rendre un changement possible, oser à son tour un geste, une
parole, ou même prendre le risque d’un combat.
Pensons à cette phrase d’Alfredo Jaar : «
Aucune image n’est innocente, chacune porte en elle une vision du monde. Or
personne ne nous apprend à les lire. » Ce qu’elle signifie, c’est la nécessité
d’une éducation du regard. Dans un monde où chacun est devenu « faiseur » d’images, il est urgent de mettre en
place un dialogue sur le visible et sur les spectacles dès la maternelle.
Apprendre à voir, ce n’est pas apprendre à « lire les images » comme on le dit naïvement, mais à
parler de ce que l’on sent devant ce que l’on voit. Il faut apprendre à faire
des images pour reconnaître un cadrage, la place du preneur d’image
(photographe ou cameraman), et celle qui est faite au spectateur.
Ce sont les formes qu’il faut apprendre
à analyser. Une image peut être d’une extrême violence dans son contenu et respecter
le regard et la dignité du spectateur. Et inversement, une belle image paisible
peut susciter la haine. Ainsi les corps idéaux que filmait Leni Riefenstahl
sous le IIIe
Reich exprimaient la
violence de la sélection nazie et la complicité avec les criminels. Il faut un
apprentissage politique des images, fondé sur le partage de la parole.
Marie-José Mondzain, philosophe
Propos recueillis par BÉATRICE BOUNIOL
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