vendredi 23 octobre 2015

La fillette et le vautour

En réalité c'est un petit garçon, ce qui ne change rien à la scène photographiée par Kevin Carter en 1993 au Sud Soudan, plus précisément à Ayod. Le vautour a fini par s'envoler.
Kevin Carter s'est suicidé en 1994 après avoir reçu le prix Pulitzer pour cette photo.


Insupportable, au point qu'on a reproché à son auteur de photographier l'enfant au lieu de l'aider.


Aussi insupportable, de l'objectif de la photographe turque Nilufer Demir, la photo qui montre le corps du petit Aylan Kurdi sur une plage turque.

Ce sont les "Guernica" (sur la guerre d'Espagne), "El Tres de mayo" (sur l'invasion de l'Espagne par les troupes napoléoniennes) et "Massacres des innocents" (sur les troupes de Louis XIV) de notre temps.





Tout ceci pour introduire l'article de La Croix de ce 23/10/2015 qui reprend les propos de la philosophe Marie-Josée Mondzain sur l'image et sa fonction.



Il est urgent de mettre en place une éducation du regard
Lorsque l’image du petit garçon mort sur la plage turque nous est arrivée, on a tout de suite répété qu’elle avait permis une prise de conscience collective du drame des réfugiés.
C’est faux. On connaissait depuis longtemps la situation, on savait, par les témoignages et les images, le destin tragique de ces embarcations, on savait que la Méditerranée était devenue un cimetière marin.
Cette image ne nous a rien appris mais elle a une valeur émotive et a fait l’objet d’un usage stratégique. Pour le dire crûment, avec un enfant mort, avec une mère en deuil, on fait toujours recette.
Le massacre des innocents inspirait déjà Nicolas Poussin à l’époque des guerres de Louis XIV. Lorsque Picasso peint Guernica, il revendique l’héritage formel de Poussin, mais déplace le thème du champ religieux au champ politique : les horreurs de la guerre peuvent être symbolisées par l’enfant mort et la mère en deuil.
L’image n’a de pouvoir qu’en déstabilisant le pouvoir. Cette image n’a eu aucun pouvoir sur les détenteurs du pouvoir politique. Rien n’a bougé sauf verbalement et peu de temps !
Comme pour Charlie, le consensus qui se fait sur les corps morts ne fait que voiler le dissensus qui sépare les vivants. Madame Merkel qui, pendant l’hiver, s’était montrée sans état d’âme vis-à-vis des Grecs, des vivants, a soudain et brièvement composé une tout autre image. Le consensus compassionnel n’a pas empêché la fermeture des frontières. Victime de l’inhospitalité, cet enfant est mort pour rien, alors que les médias le déguisaient en sauveur.
Pour comprendre la destinée politique de nos émotions, je voudrais revenir à la pensée de Spinoza. Les passions qu’il appelle à cultiver sont celles qui accroissent notre puissance d’agir, et non notre capacité à jouir ou à pleurer passivement. Si une image est utilisée pour produire un état de mélancolie passive, elle nous condamne à l’impuissance. Je pense au travail de l’artiste chilien Alfredo Jaar face à une photographie de Kevin Carter. On y voyait une petite fille recroquevillée, menacée par un vautour.
Alfredo Jaar, en révélant la proximité de la famille et la présence habituelle des vautours à cet endroit, avait ouvert le hors-champ et révélé que cette petite fille avait été tuée par les hommes et pas par les vautours.
Seule l’analyse des dispositifs de l’image contraint le public à passer « du pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté », comme le formulait Gramsci.
On peut ressentir de la tristesse en comprenant la soufrance et la fatalité d’une situation et trouver l’énergie nécessaire pour rendre un changement possible, oser à son tour un geste, une parole, ou même prendre le risque d’un combat.
Pensons à cette phrase d’Alfredo Jaar : « Aucune image n’est innocente, chacune porte en elle une vision du monde. Or personne ne nous apprend à les lire. » Ce qu’elle signifie, c’est la nécessité d’une éducation du regard. Dans un monde où chacun est devenu « faiseur » d’images, il est urgent de mettre en place un dialogue sur le visible et sur les spectacles dès la maternelle. Apprendre à voir, ce n’est pas apprendre à « lire les images » comme on le dit naïvement, mais à parler de ce que l’on sent devant ce que l’on voit. Il faut apprendre à faire des images pour reconnaître un cadrage, la place du preneur d’image (photographe ou cameraman), et celle qui est faite au spectateur.
Ce sont les formes qu’il faut apprendre à analyser. Une image peut être d’une extrême violence dans son contenu et respecter le regard et la dignité du spectateur. Et inversement, une belle image paisible peut susciter la haine. Ainsi les corps idéaux que filmait Leni Riefenstahl sous le IIIe Reich exprimaient la violence de la sélection nazie et la complicité avec les criminels. Il faut un apprentissage politique des images, fondé sur le partage de la parole.
Marie-José Mondzain, philosophe
Propos recueillis par BÉATRICE BOUNIOL

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